Interview de Romain Calaque
Membre du Bureau du Groupe de travail Pays en développement & Biodiversité
Romain, vous travaillez aujourd’hui en tant que consultant indépendant. Pouvez-vous présenter les raisons qui vous ont conduit à travailler dans la conservation de la nature, en particulier dans les pays en développement ?
J’ai grandi dans le 6ème arrondissement à Paris (Quartier latin). Mes parents me disent que depuis que j’ai 4-5 ans, je souhaite partir protéger les animaux en Afrique. Il y avait un lien avec toutes les images de l’Afrique que nous recevions à cet âge (télé, images, etc…). En grandissant, il s’imposait que les animaux et cet univers était en train de disparaître, passant d’une hypothèse à une affirmation puis à la 6ème extinction. Cela a conforté mon intérêt pour travailler dans la conservation de la nature. J’ai aussi été très sensibilisé à cette question à la lecture de Romain Gary, notamment des Racines du ciel et de la Lettre à l’éléphant.
Pour l’anecdote, lorsque j’étais en études vétérinaires, je rêvais de travailler avec la faune sauvage mais on m’avait averti qu’il y avait peu de places dans ce domaine. Pour un stage, j’avais candidaté au zoo de la Palmyre (l’un des rares zoo avec un vétérinaire résident) et je m’étais dit que si j’arrivais à obtenir ce stage alors je continuerai dans la faune sauvage. J’ai eu ce stage et cela a sûrement été déterminant dans mon engagement. Par la suite, j’ai participé à la création d’une association étudiante sur la faune sauvage qui nous permettait de rencontrer de nombreux professionnels puis je suis parti au Gabon pour un premier emploi de volontaire.
Quel est votre parcours professionnel et quelles sont vos plus belles expériences ?
Je suis vétérinaire de formation, c’est ce qui m’a conduit en Afrique. Puis je suis devenu expert.
Je suis parti en brousse pour la première fois à la fin des années 90, en Afrique Centrale, pour un projet de soutien à des Chimpanzés orphelins. A cette occasion, je suis allé voir Jeff, qui était un chimpanzé orphelin remis en liberté un peu particulier car asocial. Nous avons passé plus de deux heures ensemble, à interagir et jouer. Cet évènement a ancré en moi les raisons pour lesquelles j’étais parti, a cristallisé mes rêves d’enfant. C’est aussi grâce à cet évènement que j’ai commencé à se faire rapprocher la protection de la nature et ma passion pour la politique. En effet, cet évènement a mis en exergue l’empathie (théorisé par Frans de Waal dans La politique du chimpanzé) et l’altruisme (effet réversif identifié par Darwin par lequel la sélection naturelle tend à faire émerger un mécanisme de groupe : le groupe prend soin de tous ses membres, en particulier les plus faibles) dont sont dotés les chimpanzés.
Par la suite, je suis parti dix ans au Gabon, d’abord pour les Grands Singes (gorilles) puis j’ai obtenu mon premier emploi pour une ONG de conservation américaine (Wildlife Conservation Society) en tant qu’administrateur d’une équipe. J’ai évolué petit à petit en tant que chef de projet jusqu’à manager de la protection de la nature, Directeur adjoint pour le Gabon. Suites à des problèmes budgétaires, mon chef perd son poste et un des bailleurs se désengage engrangeant une perte de 50% du budget total. Je prends donc sa suite pour gérer l’organisation et engager un plan social de plus d’une vingtaine de personnes. Ceci m’a fait plonger dans le monde « merveilleux » du langage du management et de la recherche de financements. C’est avec cette expérience que je me rends compte des liens étroits de notre activité de conservation de la nature avec la politique, je décide de partir du Gabon où j’avais passé 10 ans de ma vie. Je décide également de rompre avec le management et devient conseiller-expert pour WCS.
A ce moment-là, j’ai commencé à travailler dans tous les pays de la région. Une mission dans l’est de la RDC a été tout particulièrement marquante étant donné le contexte de guerre. J’ai découvert une espèce incroyable, on aurait dit un photo-montage, un couplement de zèbre et de girafe. C’est l’Okapi. Je suis donc arrivé dans cette réserve d’Okapi 6 mois après une grosse crise avec les Maï-Maï. Un jour, ils ont tué le garde (sectionné les deux jambes) puis sont rentrés dans le village. Le lendemain matin, alors que la plupart des collègues de l’ONG avaient fui dans la forêt, sur la place du village, les autres ont été regroupés et tués (en tout, 12 personnes) puis tous les okapis du refuge ont été abattus. Un garde et une femme de garde ont été brulés vifs au milieu du village, l’horreur absolue… Cette situation a fait apparaître la question sous-jacente du foncier et des ressources naturelles (minerais exploités par les militaires) et le fait que notre métier était pris dans un cadre politique beaucoup plus large. Par la suite, j’ai commencé à travailler avec mes amis camerounais sur la gouvernance car c’est un très bon cheval de Troie : Comment utiliser la gouvernance pour traiter de la question politique sans le dire (afin de conserver les financements) ?
C’est à ce moment que je suis devenu consultant pour des ONG et des bailleurs. Maintenant je conseille principalement l’Union Européenne.
Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez aujourd’hui et quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confronté dans le cadre de vos actions ? Les réalisations dont vous êtes le plus fier ?
Actuellement, je travaille principalement sur les projets biodiversité de l’Union Européenne en Afrique du Centre et de l’Est. Depuis le début d’année, mon portfolio de projets s’est agrandi vers les pays classés en crise par l’UE (Soudan et Soudan du Sud, Afghanistan, Haïti, etc…). Mon rôle est de conseiller l’UE au siège mais aussi dans les pays partenaires via les délégations de l’UE sur leurs initiatives biodiversité et de conservation. Avec le non-renouvellement des Accords de Cotonou, c’est une phase particulière avec des procédures plus souples et concurrentielles dans le cadre du lancement de la nouvelle programmation. Ceci induit une importante charge de travail avec des cycles de projets plus fréquents et avec l’annonce d’Ursula Von der Leyen de doubler l’aide publique au développement européenne pour la conservation de la biodiversité.
Les deux principaux défis auquel je suis confronté dans le cadre de mes actions sont de deux ordres :
- D’un point de vue technique, mon principal problème est qu’ »il y a trop d’argent ». En effet, l’UE engage des quantités significatives de financements alors qu’il n’y a pas les capacités pour absorber cet argent étant donné les contraintes qui y sont associés. Il y a donc un énorme défi pour trouver avec qui travailler. Les acteurs sur le terrain seraient les plus pertinents avec qui travailler mais ils ne sont pas assez robustes alors nous attribuons les subventions par défaut à des acteurs robustes mais peu légitimes et pertinents car plus éloignés du terrain.
- De façon plus générique, le second défi concerne la gouvernance. L’aide publique au développement est très hypocrite car la gouvernance est très mauvaise au Nord et encore plus au Sud. Les acteurs du Sud sont faibles et peu robustes à cause du système en place qui est déficient mais qui n’est pas remis en cause car cela engendrerait une remise en question des forces de pouvoir en place aujourd’hui.
Il y a de nombreuses choses dont je suis fier, notamment lors de mon expérience de manager au Gabon, d’avoir permis à beaucoup de jeunes gabonais de lancer leur carrière, en leur offrant de travailler dans de bonnes conditions, c’était très gratifiant. Cependant, je peux retenir quatre réalisations qui me rendent particulièrement fier :
- La contribution et participation à l’évolution de la gouvernance dans les aires protégées avec l’essor de la délégation de gestion. Il y a aujourd’hui un certain nombre d’aires protégées en délégation de gestion qui ont totalement enrayer le déclin et qui ont même commencé à restaurer la faune et les habitats. C’est donc un modèle qui marche sur l’objectif de conservation.
- L’étendue de notre travail à l’échelle des territoires, autour des aires protégées. Cette extension permet d’être intersectoriel (économie verte, aménagement du territoire…). Ceci a été permis car la première étape pour une aire protégée est la gouvernance (le financement arrive en second), ce qui diminue la corruption, restaure les services publics, engrange des négociations territoriales, favorise le respect des engagements et créé donc un processus positif sur les riverains. Cette phase sur la gouvernance est primordiale car c’est uniquement lorsqu’il y a de la stabilité que l’on peut injecter de l’argent. C’est également important sur ce sujet car toute évolution, nouvelle infrastructure sur un territoire va générer des conflits, la gouvernance a donc tout son intérêt.
- Les passerelles qui commencent à s’établir entre des processus de grosses ingénieries et avec le monde des petites structures (par exemple, avec le Programme de Petites Initiatives). Les connexions commencent à se faire car les acteurs se côtoient depuis très longtemps. Cela va permettre de rattacher des processus bottom-up aux processus top-down.
- L’intellectualisation de nos pratiques qui est permise par la prise de recul sur nos actions pour les recontextualiser sur du théorique. Depuis 2014-2015, et surtout depuis ma conférence gesticulée de 2017, qui m’a permis de mettre en perspective mes pratiques, de les insérer dans un modèle théorique plus robuste.
Quel est votre espèce favorite et pourquoi ?
J’ai un faible pour les Grands Singes, qui sont des espèces avec lesquelles nous pouvons vivre et interagir. J’ai eu des interactions très proches avec des bébés gorilles et chimpanzés. Chaque moment passé avec eux, que ce soit dans la nature ou avec des orphelins, a laissé une trace. Pour l’anecdote, j’ai reçu pour mon anniversaire une immense photo d’un visage de chimpanzé sur fond noir. Son regard est tellement dense et profond, c’est à tomber par terre.
Comment voyez-vous l’avenir de la planète et les nombreux défis qui se posent aujourd’hui pour concilier à la fois les enjeux de protection de la nature et de développement ?
Au niveau planétaire, nous sommes engagés dans une course intense où il est plus que nécessaire de concilier protection de la nature et développement étant donné la 6ème extinction qui est extrêmement rapide et qui est purement anthropique. Il faut réellement changer en profondeur notre façon de vivre dans la nature ou de l’exploiter.
L’espèce humaine a pour particularité de faire coexister les deux mécanismes identifiés par Darwin : la sélection naturelle et le dispositif inverse, l’altruisme (effet réversif de l’évolution, cf. plus haut). Il y a un développement de dispositifs altruistes sur un fond de concurrence. Nous avons réussi à nous développer d’une manière incroyable mais au niveau de l’organisation sociale, ça n’avance pas vite. Sur le temps long, le cercle s’est élargi avec au départ les hommes blancs, puis les femmes, puis les hommes non-blancs, les enfants… Il reste à l’élargir avec les non-humains. Aujourd’hui, il y a une course contre la montre avec la contrainte écologique et le dépassement des limites planétaires. Nous allons dans le bon sens mais lentement alors que l’exploitation que nous faisons de la planète est rapide. Par conséquent, si dans le long terme, nous allons dans le bon sens, à moyen terme, nous allons assister à une grosse crise.
Que vous apporte votre participation au groupe de travail Pays en développement et Biodiversité et vers quelles actions le collectif doit se tourner aujourd’hui ?
Le groupe de travail permet de joindre les gros processus et les acteurs plus spécialisés, de niche. Il apporte donc énormément de connexion, de dialogue avec les organisations et acteurs français, qui sont encore peu présents dans le secteur de la conservation à l’international par rapport à d’autres pays du Nord.
Les ONG françaises sont très satellisées, le collectif doit se tourner vers plus de connexion, regroupement et de valorisation afin d’être plus significatif.