Interview de Raphaël Billé
Directeur du programme de la Tour du Valat et Président du Groupe de travail Pays en développement & Biodiversité
Raphaël, vous travaillez aujourd’hui en tant que directeur du programme au sein de la Tour du Valat. Pouvez-vous vous présenter, et préciser notamment les raisons qui vous ont conduit à travailler dans la protection de la nature ?
Travailler à la protection de la nature m’a toujours paru un objectif évident. Enfant, je ne l’ai pourtant pas beaucoup fréquentée, mais j’avais la chance d’habiter en province une maison disposant d’un jardin arboré en bord de rivière où j’ai pu observer écureuils et oiseaux, apprécier les odeurs, les lumières. Comme pour beaucoup d’enfants de ma génération, les documentaires diffusés à la télévision m’ont informé et fait rêver. Mes premiers engagements citoyens sont intervenus très tôt : cotisations à Greenpeace et la Fondation Cousteau avec mon argent de poche, manifestations anti-nucléaire… S’est ensuite ouverte une phase de lecture intense : « feuilles de choux », prospectus, puis ouvrages politiques et de vulgarisation scientifique. Internet n’existait pas, chaque publication qui passait à ma portée avait une immense valeur !
La principale difficulté pour moi a été de mettre des possibilités professionnelles concrètes derrière cet engagement. Les divers conseillers d’orientation et brochures d’information que j’ai consultés dès le collège m’ont suggéré que la protection de la nature était une impasse professionnelle. Travailler dans « les métiers de l’environnement », c’était s’orienter vers des secteurs plus sérieux, en pleine croissance et portés par de grandes entreprises prestigieuses : énergie, déchets, eau… Bref, il fallait être raisonnable.
Quel est votre parcours professionnel et quelles sont vos plus belles expériences ?
C’est donc par une formation d’ingénieur en génie civil que j’ai d’abord tenté de faire se rencontrer métier et engagement. L’erreur d’aiguillage m’est très vite apparue. Parti accomplir mon service national en coopération au Pakistan, j’ai eu la chance d’être encadré par deux brillants habitués des carrières à rebondissements, qui m’ont avant tout fait comprendre que si le monde professionnel déployait beaucoup d’efforts pour nous contraindre à des trajectoires linéaires, la liberté était affaire de motivation et d’un peu d’audace.
C’est ainsi que depuis Islamabad, en 1998, j’ai envoyé une lettre (!) à Laurent Mermet, alors professeur à l’Engref, dont j’avais lu quelques écrits. Il a accepté de me rencontrer. Finesse d’analyse, culture, humour, bienveillance (et accessoirement une passion commune pour Bob Dylan) : j’avais frappé à la bonne porte et ce fut un nouveau départ. En quelques mois j’ai basculé définitivement vers la protection de la nature.
Ma frustration initiale face à mes difficultés d’orientation a cédé la place à une volonté d’expérimenter autant de « portes d’entrée » que possible sur ce secteur professionnel qui est aussi un engagement, par curiosité et pour tenter d’y faire une petite différence à mon échelle. Doctorant en sciences sociales avec des terrains en France et à Madagascar, puis chef de projet biodiversité au PNUD en Indonésie, consultant notamment pour l’UICN, chercheur à l’Iddri sur les politiques de biodiversité et d’adaptation au changement climatique, puis assistant technique dans le Pacifique insulaire sur des enjeux à l’interface biodiversité / climat, puis de nouveau consultant… Je me suis essayé aux publications scientifiques, à la littérature grise, j’ai découvert le multilatéralisme environnemental, expérimenté l’appui aux politiques publiques, la gestion et l’évaluation de projets opérationnels, ou encore le plaidoyer. J’ai eu énormément de chance et travaillé aux côtés de collègues majoritairement formidables, dans des lieux merveilleux. Et me voilà depuis 2021 à la Tour du Valat, un lieu unique et magique au cœur de la Camargue qui œuvre depuis 70 ans à la protection des zones humides méditerranéennes.
Pourquoi avez-vous décidé de vous engager dans la conservation de la biodiversité à l’international et en particulier dans les pays en développement ?
J’ai toujours pensé qu’il y avait un intérêt intellectuel fort à retirer des allers-retours entre contextes d’action européens et « Sud », à identifier les grands mécanismes communs et les différences fondamentales – les premiers me paraissant bien plus significatifs que les secondes en matière de gestion de l’environnement. Ces allers-retours me semblent aussi une condition essentielle pour analyser les ressorts des arènes et mécanismes du multilatéralisme environnemental, et si possible y intervenir efficacement.
Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez aujourd’hui et quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confronté dans le cadre de vos actions ? Les réalisations dont vous êtes le plus fier ?
En tant que membre de l’équipe de direction de la Tour du Valat, j’ai la chance d’être impliqué dans l’ensemble de son activité, qui est d’une richesse et d’une diversité assez uniques :
- Comprendre : la Tour du Valat publie plusieurs dizaines d’articles scientifiques par an, accueille des doctorants, post-docs, est impliquée dans des réseaux de chercheurs européens et méditerranéens. Elle a joué historiquement, et continue de jouer, un rôle clé dans la compréhension du fonctionnement des zones humides, la connaissance des espèces qui en dépendent, l’analyse des menaces qui pèsent sur elles et la conception de solutions pour y faire face.
- Gérer : propriétaire de plus de 3 000 ha de zones humides en Camargue, abritant 2 000 ha d’une réserve naturelle régionale strictement protégée aussi bien que des activités agricoles destinées à montrer la compatibilité entre agriculture et protection des zones humides, la Tour du Valat gère également des sites du Conservatoire du Littoral, fournit de l’assistance technique à un vaste réseau d’acteurs en France et dans l’ensemble du bassin méditerranéen, avec une implication désormais très forte dans l’effort global en faveur de la restauration écologique.
- Transmettre : les connaissances et expériences issues de nos activités de recherche et de gestion sont partagées au sein de ce réseau, autant qu’il nous permet de bénéficier en retour d’une extraordinaire diversité de pratiques et expertises à l’œuvre sur les trois rives de la Méditerranée.
- Convaincre : au-delà du partage, la Tour du Valat développe une activité de plaidoyer et de lobbying visant à influencer les décisions publiques et privées qui sont à l’origine de la dégradation extrêmement rapide des zones humides en Méditerranée.
Chacune de mes journées ou presque me fait jongler entre ces quatre champs d’action. Ma fierté, ou en tous cas mon ambition, est de contribuer à placer la centaine d’employés de la Tour du Valat dans les meilleures conditions pour déployer leurs compétences, qui n’ont d’égal que leur passion, au service d’une mission à laquelle j’adhère à 100%.
Les défis sont évidemment nombreux mais un obstacle majeur à l’atteinte des objectifs fixés en termes de biodiversité me semble être l’incohérence des politiques publiques. En d’autres termes, le grand écart permanent et semble-t-il toujours croissant entre les efforts déployés pour protéger la nature (moyens financiers et humains en progression continue au niveau mondial, arsenal juridique de plus en plus sophistiqué à toutes les échelles, professionnalisation des acteurs, développement des connaissances, sensibilisation et prise de conscience, intérêt médiatique quantitativement croissant) et les efforts dédiés à sa destruction (politiques agricoles incompatibles avec les objectifs adoptés, subventions dommageables, projets d’infrastructures dévastateurs menant à une artificialisation sans fin, brusques retours en arrière sur des acquis qu’on croyait irréversibles…). Il semble que cette incohérence soit la façon dont nos démocraties traduisent politiquement le besoin fondamental et incontestable de pluralisme. Mais tant que l’on ne sortira pas de cette tension, on ne pourra pas atteindre nos objectifs en matière de biodiversité.
Quel est votre espèce favorite et pourquoi ?
Je n’en ai pas ! La course effrénée du gravelot à collier interrompu, l’intelligence du poulpe, l’explosion de couleurs des espèces associées aux récifs coralliens, la fragilité du pélobate cultripède… tout me fascine.
Comment voyez-vous l’avenir de la planète et les nombreux défis qui se posent aujourd’hui pour concilier à la fois les enjeux de protection de la nature et de développement ?
On peut être optimiste si cela relève d’une décision indépendante des faits, dictée par la nécessité (« quoiqu’il arrive, je reste optimiste ! »). Si l’on s’en tient aux indicateurs et tendances, c’est plus difficile.
Personnellement je n’ai pas besoin de croire en la « victoire finale » pour me lever le matin et rester mobilisé. Cela m’évite d’avoir à me prononcer sur l’avenir de la planète, ce qui me paraît pour le moins compliqué. Au stade où nous sommes arrivés en termes d’érosion de la biodiversité, je pense qu’il faut revoir notre pratique et acception de la notion de compromis. Concilier protection de la nature et développement ne peut plus passer par la recherche de compromis par lesquels chaque projet ou politique de développement vient détruire un peu plus la nature – juste un peu moins, ou même beaucoup moins, que sans compromis. Cela ne peut nous mener qu’à la poursuite plus ou moins rapide des tendances que l’on entend inverser.
Ne pourrait-on pas prendre la protection de ce qui reste de biodiversité pour un principe, une donnée d’entrée, un cadre dans lequel le développement peut se faire, au Nord comme au Sud ? Cela favoriserait davantage la créativité des acteurs pour trouver des synergies plutôt que de très insatisfaisants compromis. Il n’est pour moi plus acceptable de construire un énième aéroport sur une zone humide, un énième hôtel sur une plage naturelle, une nouvelle unité de production d’énergie renouvelable sur un plateau calcaire épargné, quand bien même cela concerne des zones restées à l’écart des opportunités offertes par le « développement ». Notre approche du développement depuis la révolution industrielle a créé des richesses mais aussi accru les inégalités de façon insupportable, renforcé l’exploitation de la majorité par une minorité nantie, et nous mène droit dans un mur écologique avec lequel la percussion a déjà largement commencé. Des alternatives existent, forçons-nous à les explorer en pratique ! Par exemple les zones déjà artificialisées, les friches industrielles et agricoles ne manquent pas, voyons ce qu’on peut y faire au lieu de rogner toujours plus sur les milieux naturels indispensables au bien-être des humains comme des « autres qu’humains ».
Ce n’est qu’un exemple, un principe, pas un plan d’action dont je garantirais la robustesse face aux complexités du terrain. Mais l’idée d’un « principe de protection » qui est aujourd’hui discuté dans différentes communautés est une source d’inspiration, un horizon utopique qui peut guider l’action. Cela dit, si je pensais avoir une réponse générale à la question que vous me posez, je n’aurais pas attendu aujourd’hui pour la partager !
Que vous apporte votre participation au groupe de travail Pays en développement et Biodiversité et vers quelles actions le collectif doit se tourner aujourd’hui ?
J’en suis membre depuis trois ans. Je trouve très précieux que le Comité Français de l’UICN ait réussi à réunir et structurer les acteurs français de la société civile œuvrant à la protection de la biodiversité dans les pays en développement. Nous avons beaucoup à partager et à apprendre les uns des autres, au bénéfice de l’efficacité de nos actions. Le point de rencontre qu’il permet avec les acteurs du développement local que nous connaissons trop mal est également une grande valeur ajoutée.
La feuille de route que nous fournit le projet ProBioDev articule très bien les priorités que sont notamment le plaidoyer, l’accès des OSC à des financements adaptés, le renforcement de leurs capacités, la structuration du réseau qu’elles constituent et la valorisation de leur expertise. Reste à animer la mise en œuvre de cette feuille de route en facilitant les échanges entre les membres du GT pour qu’ils y contribuent collectivement, avec l’appui de l’équipe du programme « coopération internationale » du Comité français. C’est le sens de mon rôle de Président du Groupe, assorti d’une attention particulière à la place des membres non OSC du groupe, par exemple, chercheurs et consultants, qui jouent un rôle clé dans l’appui à nos actions en faveur de la biodiversité dans les pays en développement.